« Mais nous ne pouvons ici-bas espérer de rien parachever, et bienheureux l’homme chez qui la volonté ne passe point tout entière dans le douloureux effort. Nulle maison n’est bâtie, nul plan n’est tracé, où la perte future ne soit la pierre de base, et ce n’est point dans nos œuvres que vit la part impérissable de nous-mêmes. » Sur Les Falaises de Marbre, Ernst Jünger.
Tout commence par la description d’un paysage. Il fait un temps de printemps et la lumière change continuellement. L’espace se dilate puis se contracte l’instant d’après. Et puis ça recommence. Une profondeur apparait, les distances nous narguent — il faut attendre que le nuage passe. Calmement, les essuie-glaces de la Mercedes continuent leurs balayages.
Nous voilà arrivés à Arromanches en Normandie. Pas encore une ville — mais un parking qui nous invite à nous garer contre quelques euros. Des bosses herbeuses éparses — et des artefacts de béton dépassent ici ou là. Nous sommes sur le haut d’une falaise — un site stratégique de la seconde guerre mondiale pour la Wehrmarcht. C’est un promontoire amélioré grâce au béton et à l’acier : un panoptique inversé — une prothèse armée dans un paysage autrefois devenu territoire paranoïaque. La meute avec ses ferraillages à nu est aujourd’hui bien inoffensive. La promenade familiale promet d’être captivante sur ce chemin balisé parmi les herbes folles qui rappellent ces Parcs-jardins à la mode dans nos villes occidentales : un Tiers-paysage des meilleurs dimanches qui pourrait être le panoptique angoissé du bonheur stéréotypé et alter-paradigmé de nos familles guettoisées.
L’océan, la plage sont en contre-bas. Le mur de l’Atlantique est sous nos pieds. L’horizon est au loin. Mais quelque chose d’inattendu se montre à voir : une multitude de gisants chtoniques est vautrée dans la masse aqueuse et semble encore flotter entre deux eaux. Nous nous rapprochons et descendons l’escarpe. La mer se fait basse et laisse découvrir deux formes grises — autour d’elles et encore submergée, formant un arc de cercle cyclopéen, c’est une armada prométhéenne sombre et massive qui semble à l’échouage. Des silhouettes humaines minuscules sont à l’ouvrage comme autour de deux morceaux de sucre géants qu’il faudrait sauver de la montée lente, mais inexorable des eaux.
Il faut maintenant encore s’approcher pour changer d’échelle et enfin comprendre. Zoomer sur l’étrangeté et restreindre le paysage à l’intelligible, à un palpable — comme ce personnage de J.G. Ballard qui braque son téléobjectif sur la carcasse coupable et humide se refusant la scène de crime pourtant bien engagée. Mais cette obscénité n’a ici plus rien de bourgeois ; la masse verdâtre, ruisselante et baveuse échappe à l’imagerie d’un en-ruinement pittoresque.
Ici, pas de décorum, pas de bobards — une carcasse de béton et de métal à vif noyée dans sa transpiration marine. On l’entendrait presque encore respirer ce monstre marin à l’agonie, étalé de tout son long sur cette plage. Mais cette créature machinique est mal au point. Sa peau de béton s’effrite strate après strate et laisse apparaitre ses entrailles métalliques. Un écorché pathologique qui fait craindre la chose peut-être encore organique, voire architecturale, emprisonnée en son sein. Un alien qui vivrait encore de sa dépouille guerrière et humaine — le digne représentant d’une espèce en attente d’une ultime violence.
Dans une transe au ralenti — une danse magique qui attend la marée haute, les humains continuent leur ronde autour de la bête imperturbable.
Le baleineau-requin-béton n’est pas seul. Au large veillent ses semblables. L’éternité attendra qu’il rejoigne la meute et reprenne sa place dans sa formation en demi-cercle. Sur son flanc, un numéro marque son appartenance au groupe, le « 449 » est définitivement identifié comme étant le « fuyard ».
L’éloignement — la peur de s’égarer hors du territoire. Ici, la ligne d’horizon est le danger, l’inconnu en attente : le projet spasmodique. Le point de fuite est son pivot, le point de focale de la raison violente et rationnelle — le point de non-retour. L’avant et l’après : le jour J, l’instant T. Les guetteurs donneront l’alarme et le paysage se contractera dans un ultime réflexe défensif. C’est le choc, le point d’impact. Le paysage s’ouvre comme pour laisser place à la fusée qui déchire l’atmosphère. L’alien est toujours vivant et nous avec.